Tolstoï
Pict. FM, Washington Street, NY
Appuie-toi l'ami, repose ton corps, oublie ce que ta mère t'a dit, ou même ton aîné, courbe-toi et succombe à ces idées faciles, engraisse-toi de réconfort sucré, délecte-toi de ces successions d'images qui te rassurent. Regarde comment mes langues de béton usé sont généreuses, elle croient déjà à ta tristesse, et à ta paix. Oui, je suis un ami facile et je n'ai que toi, mais n'est-ce pas suffisant pour quelques minutes. Comme les héros fatigués qui grossissent de sagesse je te raconterais ton règne impossible, je surenchérirais jusqu'à l'absurde. Mon histoire est finie alors nous partagerons la tienne. Et si par chance le soleil veut bien nous accorder un peu de sa compassion alors il y aurait des ombres pour appuyer notre conte et nous nous réchaufferons du vent.
Assis-toi, voilà, non, ta cigarette ne me dérange pas, n'aie pas peur, crois seulement à mon écoute car ma fatigue est sincère.
picst,text. ae, Rio
Ils tentèrent de fuir.
On ne peut vivre longtemps dans la frénésie. La tension était trop forte en ce monde qui promettait tant, qui ne donnait rien. Leur impatience était à bout. Ils crurent comprendre,un jour, qu'il leur faillait un refuge.
Leur vie,à Paris, marquait le pas, Ils n'avançaient plus. Et ils s'imaginaient parfois - enchérissant sans cesse l'un sur l'autre avec ce luxe de détails faux qui marquait chacun de leur rêves - petit-bourgeois de quarante ans, lui, animateur d'un réseau de ventes au porte-à-porte (la Protection familiale, le Savon pour les Aveugles, les Etudiants nécessiteux), elle, bonne ménagère, et leur appartement propret, leur petite voiture, la petite pension de famille où ils passeraient toutes leur vacances, leur poste de télévision. Ou bien à l'opposé, et c'était encore pire, vieux bohèmes, cols roulés et pantalons de velours, chaque soir à le même terrasse de Saint-Germain ou de Montparnasse, vivotant d'occasions rares, mesquins jusqu'au bout de leur ongles noirs.
Ils rêvaient de vivre à la campagne, à l'abri de toute tentation. Leur vie serait frugale et limpide. Ils auraient une maison de pierres blanches, à l'entrée d'un village, de chauds pantalons de velours côtelé, des gros souliers, un anorak, une canne à bout ferré, un chapeau, et ils feraient chaque jour de longues promenades dans les forêts. Puis ils rentreraient , ils se prépareraient du thé et des toasts, comme des Anglais, ils liraient les grands romans qu'ils n'avaient jamais eu le temps de lire, Ils recevraient leurs amis.
ces échappés champêtres étaient fréquentes, mais elles atteignaient rarement le stade de vrai projets. Deux ou trois fois, il est vrai, ils s'interrogèrent sur les métiers que la campagne pouvait leur offrir : il n'y en avait pas.
text : George Perec / les choses
pict : ae, Denderlew Belgique