
Le monde nous envie le Tour de France, surtout depuis que le vélo est  trendy, en particulier dans ses versions les plus édulcorées. Et déjà  les nouveaux esthètes de la bicyclette se saisissent des signes anciens  d’un Tour encore mythique : casquettes, bidons, maillots et autres  signes de la “caravane” s’échangent sur la toile comme les trophées d’un  monde révolu et éventuellement renaissant. Petite gourmandise des  années 50, le récit qu’en fait R. Barthes dans ses Mythologies est assez  fascinant. Suffisamment désuet pour l’apprécier comme un délice  d’archives, la lecture qu’il en fait n’en reste pas moins pointue.
“Il y a une onomastique du Tour de France qui nous dit à elle seule  que le Tour est une grande épopée. Les noms des coureurs semblent pour  la plupart venir d’un âge ethnique très ancien, d’un temps où la race  sonnait à travers  un petit nombre de phonèmes exemplaires (Brankart le  Franc, Bobet le Francien, Robic le Celte, Ruiz l’Ibère, Darrigade le  Gascon). Et puis, ces noms reviennent sans cesse ; ils forment dans le  grand hasard de l’épreuve des points fixes, dont la tâche est de  raccrocher une durée épisodique, tumultueuse, aux essences stables des  grands caractères, comme si l’homme était avant tout un nom qui se rend  maître des événements : Brankart, Geminiani, Lauredi, Antonin Rolland,  ces patronymes se lisent comme les signes algébriques de la valeur, de  la loyauté, de la traîtrise ou du stoïcisme. C’est dans la mesure où le  Nom du coureur est à la fois nourriture et ellipse qu’il forme la figure  principale d’un véritable langage poétique, donnant à lire un monde où  la description est enfin inutile. Cette lente concrétion des vertus du  coureur dans la substance sonore de son nom finit d’ailleurs par  absorber tout le langage adjectif : au début de leur gloire, les  coureurs sont pourvus de quelque épithète de nature. Plus tard, c’est  inutile. On dit : l’élégant Coletto ou Van Dongen le Batave ; pour  Louison Bobet, on ne dit plus rien.
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Le coureur trouve dans la Nature un milieu animé avec lequel il  entretient des échanges de nutrition et de sujétion. Telle étape  maritime (Le Havre-Dieppe) sera iodée , apportant à la course énergie et  couleur ; telle autre (le Nord), faite de routes pavées, constituera  une nourriture opaque, anguleuse : elle sera littéralement "dure à  avaler” ; telle autre encore (Briançon-Monaco), schisteuse,  préhistorique, engluera le coureur. Toutes posent un problème  d’assimilation, toutes sont réduites par un mouvement proprement  poétique à leur substance profonde, et devant chacune d’elles, le  coureur cherche obscurément à se définir comme un homme total aux prises  avec une Nature-substance, et non seulement avec une Nature-objet. Ce  sont donc les mouvements d’approche de la substance qui importent : le  coureur est toujours représenté en état d’immersion et pas en état de  course : il plonge, il traverse, il vole, il adhère, c’est lien au sol  qui le définit, souvent dans l’angoisse et dans l’apocalypse.
L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du  Mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu’ils  soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à  traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le  Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est le dieu du Mal, auquel il  faut se sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne  pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de  souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux : chauve (atteint de  séborrhée sèche, dit l’Equipe), il est l’esprit même du sec ;  son climat absolu ( il est bien plus une essence de climat qu’un espace  géographique) en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros,  quelque chose comme un enfer supérieur où le cycliste définira la  vérité de son salut, soit par pur prométhéisme, opposant à ce dieu du  Mal, un démon encore plus dur (Bobet, Satan de la bicyclette).
Le Tour dispose donc d’une véritable géographie. Comme dans l‘Odyssée,  la course est ici à la fois périple d’épreuves et exploration totale  des limites terrestres. Ulysse avait atteint plusieurs fois les portes  de la Terre. Le Tour, lui aussi frôle en plusieurs points le monde  inhumain : sur le Ventoux, nous dit-on, on a déjà quitté la planète  Terre, on voisine là avec des astres inconnus. Par sa géographie, le  Tour est donc recensement encyclopédique des espaces humains ; et si  l’on reprenait quelque schéma vichien de l’Histoire, le Tour y  représenterait cet instant ambigu où l’homme personnifie fortement la  Nature pour la prendre plus facilement à partie et mieux s’en libérer."
Lexique des coureurs (1955)
BOBET Jean . Le double de Louison en est aussi le négatif ; il est la  grande victime du Tour. Il doit à son aîné le sacrifice totale de sa  personne , “en frère”. Ce coureur, sans cesse démoralisé, souffre d’une  grande infirmité : il pense. Sa qualité d’intellectuel patenté (il est  professeur d’anglais et porte d’énormes lunettes) l’engage dans une  lucidité destructrice : il analyse sa souffrance et perd en  introspection l’avantage d’une musculature supérieure à celle de son  frère. C’est un 
compliqué, donc un malchanceux.
BOBET Louison . Bobet est un héros prométhéen ; il a un magnifique  tempérament de lutteur, un sens aigu de l’organisation, c’est un  calculateur, il vise réalistement à gagner. Son mal, c’est un germe  de cérébralité (il en a moins que son frère, n’étant, lui, que  bachelier) ; il connaît l’inquiétude, l’orgueil blessé : c’est un  bilieux. En 1955, il a dû faire face à une lourde solitude : privé de  Koblet et de Coppi, devant lutter avec leurs fantômes, sans rivaux  déclarés, puissant et solitaire, tout lui était menace, le danger  pouvant surgir de partout (“il me faudrait des Coppi, des Koblet, car  c’est trop dur d’être seul favori”). Le bobétisme est venu consacrer un  type de coureur très particulier, où l’énergie est doublée  d’une intériorité analytique et calculatrice.
BRANKART . Symbolise la jeune génération montante. A su donner de  l’inquiétude à ses aînés. Rouleur magnifique, d’humeur offensive sans  cesse renaissante.
COLETTO . Coureur le plus élégant du Tour.
COPPI . Héros parfait. Sur le vélo, il a toutes les vertus. Fantôme redoutable.
DARRIGADE . Cerbère ingrat, mais utile. Serviteur zélé de la Cause  tricolore, et pour cette raison, pardonné d’être un suceur de rou, un  geôlier intraitable.
De GROOT. Rouleur solitaire, taciturne batave
GAUL . Nouvel archange de la montagne. Éphèbe insouciant, mince  chérubin,  garçon imberbe, gracile et insolent, adolescent génial, c’est  le Rimbaud du Tour. A de certains moments, Gaul est habité par un dieu ;  ses dons surnaturels font alors peser sur ses rivaux une menace  mystérieuse. Le présent divin offert à Gaul, c’est la légèreté : par la  grâce , l’envol et le plané (l’absence mystérieuse d’efforts), Gaul  participe de l’oiseau ou de l’avion ( il se pose gracieusement sur les  pitons des Alpes, et ses pédales tournent comme des hélices ). Mais  parfois aussi, le dieu l’abandonne, son regard devient alors  “étrangement vide”. Comme tout être mythique qui a le pouvoir de vaincre  l’air et l’eau, Gaul, sur terre, devient balourd, impuissant ; le don  divin l’encombre ( “je ne sais pas courir autrement qu’en montagne. ET  encore en montée, seulement. EN descente je suis maladroit ou peut être  trop léger” ).
GEMINIANI (dit Raph ou Gem) . Court avec la régularité loyale et un  peu obtuse d’un moteur. Montagnard honnête mais sans  flamme. Disgracié et symathique. Bavard.
HASSENFORDER (dit Hassen le Magnifique ou Hassen le Corsaire) .  Coureur combatif et suffisant (“des Bobet, moi, j’en ai un dans chaque  jambe”). C’est le guerrier ardent qui ne sait que combattre, jamais  feindre.
KOBLET, Pédaleur de charme qui pouvait tout se permettre, même ne pas  calculer ses efforts. C’est l’anti-Bobet, pour qui il reste , même  absent, une ombre redoutable, comme Coppi.
KUBLER (dit Ferdi, ou l’Aigle de l’Adziwil). Angulaire, dégingandé,  ses et capricieux, Kubler participe au thème du galvanique. Son 
jump est  parfois soupçonné d’artificialité. Tragediante-comediante ( tousse et  boite seulmenet quand on le voit). En sa qualité de Suisse allemand,  Kubler a le droit et le devoir de parler petit-nègre comme les Teutons  de Balzac et les étrangers de la Comtesse de Ségur (“Ferdi malchanceux.  Gem toujours derrière Ferdi. Ferdi peut pas partir”).
LAUREDI . C’est le traître, le maudit du Tour 55. Cette situation lui  a permis d’être ouvertement sadique : il a voulu faire souffrir Bobet  en devenant sangsue féroce derrière sa roue. Contraint d’abandonner :  était-ce une punition ? en tout cas, sûrement un avertissement.
MOLINERIS . L’homme du dernier kilomètre.
ROLLAND (Antonin) . Doux, stoïque, sociable. Routier dur au mal,  régulier dans ses performances. Gregarius de Bobet. Débat cornélien :  faut-il l’immoler ? Sacrifice type, puisque injuste et nécessaire.
Text. Roland Barthes dans 
Mythologies, 1957