01/11/2011

MARTIAL, ENTRE DEUX GARES, 13.05



"Putain ça tue", c’est un peu pour ça que nous sommes là, à regarder les rails et les quais de la gare de l’est, à travers notre fausse fenêtre de train, c’est la première réaction que Martial a eu lorsqu’il a découvert ce point de vue, à deux pas de chez lui; et c’est aussi ce qui motivera sa sélection. Un livre, un film, un album qui lorsqu’il les a découverts s’est dit, putain ça tue, des chocs, esthétiques, des trucs assez forts

Martial nous a donné rendez-vous dans un bistrot couleur SNCF installé dans la reconstitution d’une cabine de première classe - avec l’oppressante présence des képis de contrôleurs de toutes les époques - nous avons commencé par discutailler été indien, fashion week et maillot mouillé jusqu’à temps que nos bavettes saignantes arrivent.

MM : De ces chocs esthétiques j’en ai sélectionné trois, donc c’est une BD, pour le livre, parce qu’il n’y a pas de textes, je ne suis pas un grand littéraire je lis assez peu, c’est même un peu un problème mais aussi une provocation. Je la joue un peu la dessus, c’est un univers visuel, c’est ça qui me stimule. C’est Travel de Yokoyama Yuichi, je l’ai trouvé à Tokyo pendant un voyage d’étude, je suis rentré dans une librairie au hasard remplie de bouquins et posé sur la table il y avait ce bouquin. L’histoire - bon c’est sans importance - mais il y a des villes incroyables, des vrais tons. Souvent je trouve que les mangas sont gris, mais là je trouve qu’il y a vraiment des noirs, des blancs, des pointes de contrastes et l’auteur joue vachement de ces contrastes. C’est assez classique mais bien barré.

Le film auquel j’ai pensé c’est L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, je suis tombé dessus je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans, je regardais la télé tard le soir et il a dû passer vers une heure du mat' sur ciné cinéma ou je ne sais quoi. Entre deux boulards je tombe sur ça et je me dis «putain c’est hallucinant». Les mecs ils passent avec des axos dans les décors, c’est baroque, c’est très dessiné, hyper contrasté avec de vrais blancs, de vrais noirs dans l’image, justement pas un film gris. Il y a certaines esthétiques du gris dans lesquelles je ne me retrouve pas forcément, mais celle-là oui et c’est ce qui m’a vachement séduit. Un truc qui est beau, avec une histoire assez secondaire tellement les moments esthétiques et la photo sont forts.

IT : Et puis ces répétitions lancinantes…

MM : Oui la façon dont est fabriqué le film est un peu psychédélique
- Ah tu ne connais pas le film?
C’est un homme qui se retrouve avec une femme dans un lieu, dans une villégiature très luxueuse, baroque. L’homme rappelle toujours à cette femme qu’ils étaient ensemble une année, l’année précédente donc à Marienbad. Et en fait elle passe son temps à nier, on ne sait pas si c’est une fuite ou une amnésie ou si lui est un manipulateur. Tu vois il y a toujours comme ça ce flottement, donc c’est un peu toi qui est censé faire ton histoire. J’ai revu le trailer pour l’occasion et c’est assez classe, il dit « le seul film où vous êtes l’architecte de l’histoire». Enfin tu vois il se présente comme ça de manière « le film dont tu es le héros ».
Et il y a un côté un peu pareil avec le bouquin, comme il n’y a pas de textes. Finalement c’est comme dans l’année dernière à Marienbad il n’y a pas de textes, il est tellement répétitif qu’il devient une partie du décor. Ça laisse pas mal de marge, un peu comme une bande son.
Ça fait partie du film, tu choisis ta propre vision du truc. Tu ne sais pas forcément ce qui se passe là mais voilà tu te dis « je pense qu’il fait ça », tu te fais ta petite histoire au sein d’un univers graphique. Ça laisse de la place à l’imagination…

Après pour l’album, j’ai choisi Fresh Fruit for Rotting Vegetables des Dead Kennedys. C’est un groupe de punk des années 80 que j’écoute depuis la sixième. Je suis tombé dans la classe d’un mec qui adorait ça parce que son cousin écoutait ça. C’est devenu mon meilleur pote et ça fait 17 ans que j’écoute ce truc-là, sans me lasser. Et donc en fait, ce qui est génial c’est qu’il y a deux trucs, musicalement et graphiquement, qui me transportent pas mal. C’est du punk lourd, chaque chanson à une vraie petite histoire, chaque fois tu te fais le film, c’est très narratif la manière que le chanteur a de raconter son truc. Par exemple il y a une chanson c’est Holiday in Cambodgia, il dit « voilà il y a la police qui vient, qui frappe à ta porte, ils viennent chercher ta nièce qui est pas cool, et ensuite ils vont venir te faire prendre une douche façon nazi et tout ça tourne sur une musique entre hardcore et punk. Et deuxième truc, leurs pochettes sont des montages d’un mec qui s’appelle Winston Smith qui utilise la technique des fanzines de l’époque, des photocopies copié-collé. Donc tu as des montages photos ultra fâchés super beau. En fait quand tu déplie le livret tu as une grande suite de montage. Ça m’a toujours aussi vraiment impressionné graphiquement.
En fait tous ces exemples laissent la place à l’imagination tout en ayant des qualités hyper fortes, que tu peux saisir d’un coup en voyant le truc. Après c’est un univers qui est peut-être le mien, il y a probablement des gens qui sont moins sensibles aux années 1980 que d’autres...

IT : C’est marrant je lisais un texte que Léopold (Lambert voir ici ) a écrit sur toi la dernière fois où il disait un truc comme « Martial est aussi généreux qu' agressif, et dans son travail, et dans sa personnalité, ce qui à l'avantage de ne pas pouvoir laisser le lecteur dans l'indifférence de l'ennui » ça m’a fait marrer

MM : Oui l’agressivité peut être est séduisante, pas celle qui fait fuir les gens, mais plutôt celle qui fait qu’au premier abord tu ne comprends pas ce qu’il se passe, en tout cas ce qui me plait c’est qu’elle dérange.

IT : Ouais, il y a une sorte de répulsion-séduction qui se met en place et qui la rend dans ce cas la très douce

MM : Le film d’Alain Resnais est un peu comme ça, au début tu ne comprends pas, ça te gonfle, enfin tu vois que c’est un leitmotiv que c’est un truc systématique et après, ça devient prenant.

IT : C’est comme quand tu es dans le train. Moi ce qui me marque dans tous ces exemples c’est que c’est hyper cadré. Dans le train tu entends toujours les roues qui passent tous les 6 mètres sur les jonctions entre les rails et ça séquence ton voyage, ta perception. Et j’ai un peu l’impression que l’on est dans cette thématique, on va quelque part, on ne sait pas vraiment où mais il y a cette trame violente et en même temps on est dans des sièges confortable et on a aussi le temps d’imaginer les choses, de conceptualiser. Par exemple moi je ne lis jamais mieux que dans un train, d’ailleurs j’aimerai bien récupérer des vieux sièges de corail juste pour pouvoir lire.

MM : Ceci dit la place qui est donnée à l’imagination le moment où tu conceptualise, ce que j’aime bien c’est que ce sont un peu des chemins de fer à l’imagination. C’est un support possible pour imaginer, pour réinventer l’histoire. Par exemple dans la chanson t’as la bande son t’as le récit mais tu n’as pas l’image alors tu vas créer l’image, ce qui est la force de la musique. Il y a un peu le même effet dans le livre, là tu as l’image mais pas le son.

IT :- C’est une culture du manque.
- J’ai l’impression que la transversalité est là, des structures incomplètes dans lesquelles tu trouves ta liberté. Parce que je trouve qu’il y a un truc dont on parlait au début qui est ton projet au Laos, qui est comme tu l’as raconté une structure très simple mais qui permet de dégager un espace de liberté. Finalement tu as un truc assez lourd.Tu vois même une bd, c’est un truc très contraint dans ses cadres, la musique aussi c’est hyper contraint dans un temps, une manière de jouer de la basse, des riffs de guitare, qui répondent à une série des codes et un film c’est pareil, il y a des cadrages des travellings et toi dans tout ça ce que tu nous montres c’est quel espace de liberté tu arrives à dégager dans ces choses que tu choisis.Et c’est aussi la même chose avec le train. On va tous au même endroit mais il y a mille manières de vivre dans un train. Entre passer son temps à faire des allers retours, parler à des gens que tu connais pas, aller au bar… tu peux même rester sur les strapontins alors que tu as un siège réservé, ou fumer des clopes en cachette à la porte.

MM : Cette culture du manque et ce que l’on peut apporter dessus ce n’était pas forcément évident au début, ce sont des choses qui viennent aussi de la force esthétique, du fait que cela m’inspire, c’est le coté où je peux un peu m’immiscer.

IT : Moi je trouve ça assez dingue en fait comment à un moment un univers super puissant, super contrôlé, tel qu’il est, puisse fabriquer une autre histoire. Son esthétique dépasse sa propre narration. C’est là où ça devient hyper appropriable parce que du coup ça te propulse toi dans un univers qui dépasse le simple bouquin et c’est là que tu sens le manque, et tu te dis mais attend j’en voudrai deux trois quatre des bouquins comme ça et que le seul moyen de les avoir c’est de les faire ou de les imaginer.

MM : Oui ou sinon j’ai peut-être pas trop l’intérêt de reproduire, mais c’est l’idée de rajouter le petit truc qui fait que ça prend une autre dimension


On a continué cette discussion autour des jeunes groupies en slim noir de Dead kennedys, de l’essoufflement du graffiti, des vélos, des ponts toujours aussi fascinant qui traversent les mers de rail jusqu’au moment où nous avons dû retourner au travail.

Martial revient juste du Laos où il est allé réaliser un projet qu’il développe depuis quelques temps, il est actuellement en postgrade à L’ENSCI, il se constitue une année de liberté pour réfléchir sur son futur, il continue à peindre hors des codes avec son crew Sang D’encre



Références
Livre. Travel, YOKOYAMA Yuichi, 2008
Film. L'annèe dernière à Marienbad, Alain Resnais, 1961
Album. Fresh Fruit for Rotting Vegetables, Dead Kennedys, 1980

& un tout petit peu plus sur Martial ici



Photos/Montage. Flavien Menu

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