23/08/2011

LUCAS, SES COMBATS CONTRE L'HYDRE

A présent qu'il devient vieux, il se rend compte qu'il n'est pas facile de la tuer.

Il est facile d'être une hydre mais pas de la tuer car s'il faut couper en effet ses nombreuses têtes (de sept à neuf selon les auteurs ou bestiaires consultables) pour la tuer, il convient cependant de lui en laisser au moins une car l'hydre c'est Lucas et ce qu'il aimerait c'est sortir de l'hydre mais demeurer en lui-même, passer de poly au mono-céphale et c'est là que j'attends, dit Lucas qui jalouse Hercule de n'avoir jamais eu de tels problèmes et d'avoir pu d'un seul coup de glaive faire de son hydre une jolie fontaine d'où giclaient sept ou neuf jets de sang. Une chose est de tuer l'hydre est une autre d'être cette hydre qui ne fut autrefois que le seul Lucas, lequel voudrait bien le redevenir. Par exemple tu lui donnes un coup sur la tête qui collection les disques et un autre sur celle qui pose invariablement la pipe à gauche du bureau et le verre avec les crayons-feutres à droite un peu plus en arrière. Considérons à présent les résultat obtenus:

Hum ! on a du moins gagné que ces deux têtes enlevés mettent en crise celles qui restent, lesquelles, fébrilement, pensent et pensent encore face à l'événement déplorable. Autrement dit : pour un moment au moins le besoin urgent de compléter la série des madrigaux de Gesualdo, prince de Venosa, cesse d'être obsédant ( il manque à Lucas deux disques de la série parce qu'ils sont épuisés, parce qu'on ne les rééditera pas et cela lui gâche le plaisir d'avoir les autres. Meure, tranchée net, la tête qui pense ainsi, qui désire et qui sape). Par ailleurs, c'est une nouveauté inquiétante de na pas trouver la pipe à sa place quand on allonge la main. Profitons de cette volonté de désordre pour trancher sur-le-champ cette autre tête, amie des pièces closes, du fauteuil à coté de la lampe pour la lecture, du whisky à six heures et demie avec deux glaçons et peu de soda, des revues et des livres empilés par ordre de priorité.

Mais il est très difficile de tuer l'hydre et de revenir a Lucas, il le sent bien au milieu de la sanglante bataille. Pour commencer il est en train de la décrire sur une feuille de papier qu'il a sortie du deuxième tiroir à droite de son bureau alors qu'il y a du papier en vue de tous côtés, mais non monsieur, le rituel est celui-là et ne parlons pas de la lampe italienne réglable quatre positions cent watts, placée telle une grue au-dessus d'un bâtiment en construction et fort délicatement orientée pour que le faisceau de lumière, etc., coup fulgurant sur cette tête du scribe accroupi. Une de moins, ouf. Lucas se rapproche de lui-même, la chose ne se présente pas mal du tout.

Il n'arrivera jamais à savoir combien de tête il lui reste encore à couper car le téléphone sonne et c'est Claudine qui propose d'aller en-vi-tesse au cinéma parce qu'on passe un Woody Allen, et Lucas à ce qu'il semble, n'a pas coupé les têtes dans l'ordre ontologique car sa première réaction est non; absolument pas ; Claudine gigote comme une crevette à l'autre bout du fil, Woody Allen Woody Allen, et Lucas, fillette ne me bouscule pas si tu veux obtenir quelque chose de moi, tu crois que je peux abandonner comme ça cet affrontement dégoulinant de plasma et de facteur rhésus uniquement parce que t'as une crise de Woody Woody, tâche de comprendre qu'il y a valeur et valeur. Quand , à l'autre bout du fil, on laisse tomber l'Annapurna en forme de récepteur sur le socle, Lucas comprend qu'il lui aurait fallu d'abord couper la tête qui ordonne, respecte et hiérarchise le temps, ainsi peut-être tout se serait-il desserré soudain et alors pipe Claudine crayons-feutres Gesualdo, en séquences différentes, et Woody Allen bien sûr. Mais c'est un peu tard, mais plus de Claudine, mais plus de mots, même pour continuer à raconter la bataille puisqu'il n'y a plus de bataille, quelle tête couper puisqu'il en restera toujours une plus autoritaire, il est l'heure de répondre au courrier en retard, dans dix minutes le whisky avec ses glaçons et son soda, tellement évident qu'elles ont déjà repoussé, les têtes, qu'il ne lui a servi à rien de les couper. Dans la glace de la salle de bain, Lucas voit l'hydre au complet avec ses bouches aux brillants sourires, toutes dents dehors. Sept têtes, une par décennie et, pis encore, ce soupçon qu'il peut lui en pousser deux autres, pour satisfaire certaines autorités en matière hydrique, à condition bien sûr que la santé soit bonne.


text. Julio Cortazar: Lucas, sus luchas con la hidra

pict. ae

11/08/2011

EN JUILLET


Ce qui fait la différence entre août et juin, entre populace et aventurier domestiqué


01. Green Lights - Aloe Blacc
02. La Rua Madueira - Nino Ferrer
03. The Girl From Ipanema - Stan Getz & Joao Gilberto
04. Chez les Yéyé - Serge Gainsbourg
05. Question de peau - Bernard Lavilliers & Tiken Jah Fakoly
06. Petit Pays - Cesaria Evora
07. Couleur Café - Serge Gainsbourg
08. Our house - Crossby, Still & Nash
09. I'll try anything once - The Strokes
10. Le vent nous portera - Noir Désir
11. La Madrague - Brigitte Bardot

Pict. Butte Montmartre, Paris
Flavien Menu

10/08/2011

IDIOTIE


Regardez le bien!
C'est un idiot, c'est un farceur, c'est un fumiste.
Regardez le bien!
Il est comme vous tous.

Pict. IT
Text. Tristan Tzara

09/08/2011

SON SEUL AMI, SON AMER ENNEMI



"Le port voudrait lui porter secours; le port est plein de pitié; dans le port il y a la sécurité, le confort, le foyer, le souper, des couvertures chaudes, des amis; tout ce qui est bon à notre faiblesse mortelle. Mais, dans la tempête, le port, la terre, représentent le plus grand danger pour ce vaisseau. Il lui faut fuir toute hospitalité. Un frôlement de rivage, même s'il ne faisait que raser la carène, l'ébranlerait de tout son long. Il doit déployer toutes ses voiles et donner tout ce qu'il peut pour s'éloigner de la terre et, ainsi, lutter contre les vents mêmes qui voudraient le pousser vers le refuge. Il lui faut retrouver les grandes mers ouvertes, toujours loin de la terre, car son seul salut est de piquer désespérément dans le danger, son seul ami, son amer ennemi."

text. Hermann Melville, Moby Dick
pict. ae

un texte chapardé avec précaution et supplication ici


07/08/2011

02/08/2011

LE CHIEN BLEU


Le reste de pâte au curry glissait lentement le long de l’assiette. l'absence à proximité d’un quelconque poussoir le condamnait, la gravité comme unique arme, à rester spectateur de cette douloureuse scène. Le tout chuta dans un bruit crispé de sac plastique lesté.

«quel gâchis... si seulement j'avais un chien»

Une idée facile. Plongeant à présent ses mains à tour de rôle dans l’eau saumâtre puis claire, tiède puis fraîche, la vaisselle avait cet inconvénient d’occuper totalement le corps et si peu l’esprit. Si bien que le chien persistait et avec lui la magnifique idée de pouvoir à tout jamais s’éviter l’intolérable culpabilité du gâchis.

Étonnamment le choix de la race fut la première question, bien avant la garde de la bête pendant les vacances, l'installation du couchage dans son vingt-cinq mètres carré, ou même l'éternel positionnement idéologique sur le fait de posséder un chien en ville. Comme si une race bien choisie eut été la clef pour dénouer toute ces contraintes futiles.

Le seul réel moyen qu’il possédait afin de déterminer l’exacte race adéquate était évidemment ce qui l’avait amené à l’idée même d’avoir un chien : son propre gâchis.

Il commença sommairement à calculer en demi-assiette puis en plats et finalement en kilos la somme de nourriture qu’il avait expédié par simple dégoût ou paresse dans ces insouciants sacs bleus. Pour finalement arriver à une première conclusion: qu’il lui faudrait avoir un chien relativement gros ou apprendre d’ici là à cuisiner avec un peu plus de justesse.

Arrivé maintenant au stade des couverts de sa vaisselle, il sentait à l’approche du fond de l’évier que ce choix été plus complexe qu’il n’y paraissait. En effet certains détails pointaient dans son raisonnement: Déjà son plus pur choix esthétique était complètement étouffé et de plus la nourriture délaissée était loin d'être le premier gâchis mesurable dans sa vie. Il se mit à chercher tout ce qui avait pu finir dans ce sac bleu pour des raisons insuffisantes: le manque de faim, la paresse, l’oubli, le confort ou même la maladresse.

Un temps se fit sentir à l’approche des derniers verres sales et une énorme sélection venait d'être faite dans sa propre base de donnée canine. Puisque en plus d'être un véritable glouton ce chien devrait posséder des qualités indéniables en matière de conseils économiques, de psychologie et surtout d'énorme facultés affectives.

Devant de tels critères, il commença à douter qu’un seul chien suffirait, et évoqua brièvement la possibilité d’adopter une meute avec pour chaque chien une qualité spécifique poussée.

Mais gardant les pieds sur terre, il se dirigea plus volontiers vers la perspective de croiser différentes races afin d’obtenir un chien de qualité supérieure qui réunirait toute ses demandes. Alors que l’idée d’une race supérieure lui fit un peu peur, il se porta plus facilement vers des chimères qui réunissaient à présent, chiens, animaux marins, électro-ménager, plantes, et jeunes filles. Et c’est dans ce cocktail surréaliste et au moment ou tous les ingrédients semblaient être mesurés qu’il aperçut avec stupéfaction le visage de sa mère.

Le dernier verre glissa de sa main tétanisée pour aller se briser bruyamment sur les carreaux de sa cuisine juste à coté du sac de plastique bleu.


text/pict. ae