16/11/2010

APPARENCES

“I pursue no objectives, no system, no tendency ; I have no programme, no style, no direction. I have no time for specialized concerns, working themes, or variations that lead to mastery. I steer clear of definitions. I don’t know what I want. I am inconsistent, non committal, passive; I like the indefinite, the boundless; I like continual uncertainty” (1)

DOUTE
Le mythe fondateur qui entoure la carrière de Richter localise le moment de sa naissance artistique en 1959 lorsqu’il quitte sa ville natale de Dresde pour l’ouest voir la Documenta 2 - une des plus grandes expositions d’art moderne et contemporain – de Kassel. Dans les peintures de Pollock, le travail de Fontana et de Jacques Fautrier il rencontre un art sans limite, sans règle, qui casse le joug du pouvoir coercitif socialiste sur son éducation artistique. En tant qu’étudiant à l’académie des Beaux Arts de Dresde (en ex RDA), il n’a eu qu’un petit accès au travail contemporain de l’ouest, seul les artistes avant l’impressionnisme, et quelques figures approuvées comme Picasso. Cet événement va déclencher son départ précipité de l’Est. Second acte du mythe fondateur, il se retrouve à Berlin avec une seule valise contenant quelques effets personnelles, laissant derrière lui une voiture récemment acquise, sa mère qu’il ne reverra jamais et les diapositives prise à Kassel, unique témoin, oeuvre par oeuvre, de la fascination et de la fulgurante illumination qu’il a subi - les historiens de l’art se mordent encore les doigts de cet abandon, quelque part dans un studio de Dresde. Lorsqu’il intègre l’école des Beaux Arts de Dusseldorf, il baigne dans grand maelstrom d’influences –les professeurs Karl Otto Gotz et Joseph Beuys.. – et les intervenants – Robert Rauschenberg, Georges Maciunas…- le mette face à une multitude de démarches nouvelles, d’idées, de façon de penser, de remise en question de l’académisme, qui ébranle complètement sa vision de l’art. La peinture expressive qu’il pratique lui semble épuisée, les gestes abstraits – qui fabriquent un monde indépendant et tournée sur eux-mêmes –étranger à ses désirs. « Ce qui me pousse vers la peinture et l’art en général, c’est le besoin de communiquer, l’effort de fixer une vision, de négocier avec les apparences. J’aimerai comprendre les choses et ensuite les peindre ». (2)

NOUMENE
De façon générale, il sent que l’art qui copie la nature n’est pas viable, car il passe par un processus subjectif d’interprétation – regarder, percevoir, interpréter les apparences, en former une composition visuelle, dessiner, ajouter des couleurs, obtenir la lumière désirée est subjectif – et Richter la déteste. « Je me méfie pas de la réalité, dont je ne sais à peu près rien, je me méfie de l’image de la réalité transmise par nos sens, qui est imparfaite et illimité »(3). Il prend en fait garde à la médiation qu’opèrent les expériences passées sur les images de la réalité passant dans notre oeil. Il touche alors ici à un concept philosophique central, celui de la dichotomie entre le monde tel qu’il est et celui que nous percevons, appelé le noumène et exploré notamment par Kant. Le monde que nous connaissons est organisé au moyen de notre sensibilité et de notre entendement. Les objets se règlent sur notre connaissance, à travers le prisme limité de notre structure mentale. Les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, au-delà de leur réalité phénoménale, nous ne pouvons les connaitre. La réalité n’est pas percue telle qu’elle est, ce n’est qu’une image fabriqué et dérivé de nos sens, la nature actuelle du monde extérieure reste pour toujours insolvable et mystérieuse. « L’illusion, l’apparence, le semblant... est le thème de ma vie... » (4)

OBJECTIVITE
“Ce serait une erreur de penser que la peintre travaille sur une surface blanche et vierge. L’entière surface est déjà virtuellement investi avec toute une sorte de clichés, avec lesquels le peintre doit négocier.”(5). Gerhard Richter, au lieu de lutter contre ces empreintes virtuelles rempli la toile avec des images « ready-made » de tous les jours provenant de photographies qu’il extrait de magazines, de livres, de la télévision…Il utilise le médium photographique comme un moyen didactique, lui permettant de conserver une objectivité entre lui et le monde et ainsi ne pas se faire tromper par ses propres sens. Il projette ces images sur la toile, en défini méticuleusement les contours, toujours en noir et blanc, puis petit à petit les choses deviennent moins certaines. Il floute les traits pour les rendre tous aussi important, il plonge les sujet dans un monde brumeux pour mettre tout ses parties sur le même plan, pour ne pas afficher d’informations plus importantes. L’image résultant perturbe la possibilité de localiser un quelconque punctum (6) dans un champ où tout devient studium ce qui défie toute manière de lire l’oeuvre en elle même et pour elle-même, garantissant une image décomplexé de toute intervention subjective, déproblématisé de tout fait, presque uniformément grise. Il constitue en parallèle un Atlas qui collecte exhaustivement toutes les images qui le marquent, il s’y côtois les victimes de l’holocauste, des people, des acteurs porno, les héros quotidien des faits divers, de grandes figures historiques…puis aussi ses photographies personnelles, des nuages, des couleurs et plus tard ses proches, du monde de l’art, ses amis, sa famille, décédé, actuelle et naissante..Certaines seulement sont peintes, mais dans les planches de l’Atlas comme dans les gammes de tableau, la mise en rapport des sujets sélectionnées, leur mise en tension, font apparaitre le monde intérieur de Richter. Qui est là ? Avec qui ? qui est absent ? qui sont-ils ?...Ce n’est pas l’oeuvre en elle-même mais la totalité qui crée une ontologie. Une foule d’entrée implicite vers son prisme mental. Il ne dit presque jamais rien, juste par l’observation de la multitude transpire ces influences, ces désirs, ces actes manqués, ces amours…A force d’effacement et de didactisme nait un surréalisme.

CITIES, 1968
Atlas, planches [119] et [120]
Si l’on respecte le sens de lecture naturel de l’oeil, on voit tout d’abord sur la planche de gauche 6 photographies de tailles modestement différentes, représentant des vues aériennes de villes. Deux églises, puis deux grandes avenues percées au travers d’un bâti dense, puis deux opérations modernistes, barres de logements et une tour. Deux morceaux de scotchs formant un recadrage carré sur ce qui semble être l’arc de triomphe marque l’intervention non plus de l’oeil
mais de la main de Richter, annonçant ce qu’il se passe sur la planche suivante. Notre regard dérive alors vers la droite, la structure à bien changée. Douze photographies carrées apparaissent dans une trame. Trois photographies par ligne montrent un panorama. La variation du sujet s’effectue de colonnes en colonnes. Il reste le même, une opération urbaine moderniste et les différences s’expriment par un cadrage de plus en plus serré et par une visibilité de plus en plus flou. On se retrouve avec un tryptique final abstrait, n’offrant plus de distinction entre photographie et peinture.
[119]
A travers ces collages simples de fragments anonymes de villes occidentales se déroulent l’histoire de la ville européenne. Un cœur historique un peu confus, des remaniements régulateurs tranchants et puis le joug de l’hygiénisme moderniste, soit totalement radical soit ponctuellement violent. Ce que l’on voit ici, c’est la sédimentation des époques, des pensées, la succession des politiques de la ville ; c’est le catalogue des acteurs, des figures qui ont marqué l’urbanisme et la planification urbaine. Ces simples collages, la mise en rapport des photographies sélectionnées nous font entrer dans la fabrique urbaine. Les images et la structure sous-tendus derrière les choix suffisent à nous expliquer comment la ville est le produit de l’histoire – cela semble clair – le temps, la politique, l’économie, constitue un territoire palimpseste de bâtiments, de places, de tracés.
[120]
Richter semble interrogateur lorsqu’il effectue ces cadrages de plus en plus rapproché et de plus en pus flou sur une opération urbaine moderniste. De colonnes en colonnes disparaissent les bâtiments, les parallélépipèdes, les zigzags deviennent des motifs abstraits d’une composition aux règles inconnues. La ville est décontextualisée, déshumanisée. Le sol sédimenté disparaît, il n’est qu’un socle, une toile où apparaissent des objets. Le chaos est nettoyé, les influences, le
hasard, l’incertain perdu. La ville devient objective, c’est un système d’objets composé sur un sol neutre. Une tension nait entre les réalités que constitue chaque page. Le contraste entre la profonde sédimentation de la ville historique, et la tabula rasa de l’action moderniste nous amène à un hiatus sur la vision contemporaine de la ville, et d’une manière projective sur le pouvoir qu’on peut désormais exercer sur elle. L’absence totale de négociations de la ville moderniste nous plonge dans l’abstraction des grands gestes – fabriquant une réalité autonome – et prouve la certaine incapacité de la simple géométrie et de la composition à régler les problèmes du matériau complexe de la ville. Il dépasse désormais toute structure mentale unique, toute sensibilité, toute expérience, il est désormais impossible de l’envisager comme une réalité. La ville est une multitude croisée de réalités pris dans un mouvement incertain continuel.

Notes
1. 2. 3. 4. Gerhard Richter, Notes
5. Gilles Delueze, Commentaire sur l’oeuvre de Francis Bacon
6. Roland Barthes, la chambre Claire
Lectures
. Gerhard Richter, Atlas, 2006, edited by Helmut Friedel
. Paul Moorhouse, Gerhard Richter Portraits, 2009, Yale University Press
. Stefan Gronert, Hubertus Butin, Gerhard Richter: catalogue raisonnée, 2009, Hatje Kantz
. Gerhard Richter&Hans-Ulrich Obrist,Conversations,1999;Écrits d’artiste
. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 2006, Flammarion
FM

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